GW TE 2009
ROBERT BONACCORSI
ALAIN DECLERCQ CONTRE
LE DOCTEUR MABUSE
GW TE 2009
ROBERT BONACCORSI
ALAIN DECLERCQ CONTRE
LE DOCTEUR MABUSE
Beautés du conditionnel ! Alain Declercq : « serait plasticien. Ou peut-être installateur, photographe, performeur, vidéaste, fictio-documentariste... à vrai dire, on ne sait pas exactement ce qu’il fait en réalité ». Éventualités, probabilités, hypothèses, incertitudes… Vertu du masque, non comme le signe d’une perte ou d’une quête d’identité, mais vécu et pensé dans la multiplicité des pratiques et des formes d’intervention. « Plasticien français, Alain Declercq, n’est ni un activiste, ni un théoricien »1. Après le doute, le déni. Puis le discours : « Il donne à voir ce qu’il se tient là, exposé et visible, ce qui nous règle et nous structure et pourtant nous échappe ». Car l’artiste (appelons le ainsi pour l’instant, le vocable est devenu d’une telle plasticité qu’il peut aisément se conformer à tous les profils) écrit, commente, dissèque, objectivise son travail. Son travail ? Ses oeuvres ? Ses interventions ? Ici rien n’est simple. Que dire ? Que faire ? Que penser ? Comment aborder les tours et détours d’un parcours qui depuis 1997 s’énonce dans l’évidence d’une perplexité sans cesse renouvelée. Par où commencer ? Serait-il nécessaire d’appeler à la rescousse les mânes (augustes, cela va sans dire) de Taine ? L’origine2, le moment, le milieu, bref l’identité. Elle peut se révéler progressivement, se distinguer dans un halo trompeur. « Il ne suffit pas de décomposer, il faut reconstruire. L’analyse n’a de raison d’être que si elle conduit à la synthèse. La faculté maîtresse une fois découverte, il faut la voir agir, entraîner dans son mouvement propre les facultés qu’elle se subordonne, composer avec leur aide la physionomie originale d’une âme, d’un caractère, d’un talent, d’une oeuvre »3. Confort illusoire de la pensée, construction sur du sable (mouvant), l’essentiel se dérobant sans cesse. Written on the wind. « Si le roman s’emploie à nous montrer ce que nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme »4. De Victor Giraud, grand exégèse d’Hyppolite Taine, retenons simplement cette volonté de suivre la piste, d’aller non seulement à la découverte de territoires inconnus mais de mener des investigations. Les oeuvres comme autant de scènes de crimes perpétrés par un homme aux mille visages. Notre arme : la référence, avouée, inavouable, inconsciente, mais révélatrice. Et que l’on ne vienne pas nous objecter un goût immodéré pour les rapprochements citationnels, tout ici peut-être vérifié, soupesé, confirmé à l’enseigne de la mauvaise foi et de la bonne conscience critique réunies.
L’identité, voilà la grande affaire. L’essence qui se révèle au détour d’aspects factuels apparemment anodins. La carte d’identité, les pièces d’identité, la fiche d’état civil. Alain Declercq est né à Moulins en 1969. Quand on l’interroge sur ce fait précis, irréfutable, il parle de « hasard » et pourtant l’innocence n’est pas de mise dans ce cas précis. Soixante et onze ans auparavant (cela n’a pas une grande importance mais mérite toutefois d’être souligné) dans la même ville, Albert Bonneau voyait le jour. Le 23 août pour être précis. Cet « aventurier immobile » profondément attaché à sa région, reste comme l’un des plus féconds romanciers populaires français d’entre les deux guerres. Critique de cinéma de 1923 à 1927, il a publié sous de multiples pseudonymes, des romans consacrés à la saga de l’Ouest américain (la série des aventures de Catamount) ainsi que des romans policiers, de cape et d’épée et sentimentaux le plus souvent chez Tallandier et Ferenczi. Le Squatter de la forêt morte, Le Spectre des Prairies tremblantes, Le Collier mortel, La Prison sur le gouffre, Les Jumelles de York Town, Service du contre-espionnage, Drame dans la coulisse, Le Tunnel de la mort, L’Espion du Savannah, Hands up, Cigarette, Gangster et Cie, La Vierge aux poignards, La Chasse à l’espionne…5 Une narration populaire qui se décline dans les rebondissements, l’intrigue hypertrophiée, la vision fantasmée du réel expliqué par la machination, le complot, la malédiction. « Les apaches démodés se font tatouer au front le mot « Fatalitas ». Mais le fatum latin n’a rien à voir dans cette hideuse et aveugle malchance par quoi ils aiment à expliquer leurs déboires. Le destin sait ce qu’il fait. Il est même méticuleux »6. Georges Arnaud (l’auteur du Salaire de la peur) précisait même qu’il « prend son homme au berceau »7. Mauvais sang ne saurait mentir, le goût irrépressible pour le décryptage de la paranoïa de notre univers contemporain, de son obsession de la surveillance et du direct sur fond de manipulations en tous genre, de terrorisme, de conflits guerriers ne peut venir que de cette source, de ce rapprochement géographique dont l’inexactitude n’est plus à démontrer. Moulins, tout le monde en convient, n’existe pas, Albert Bonneau et Alain Declercq y sont nés8.
Circonstance aggravante, ce dernier est l’auteur des pièces aux titres révélateurs : Faux en écriture, In guns we trust, Instinct de mort, You’are under arrest... Il a même commis avec la complicité de Cyrille Poy un ouvrage s’inscrivant dans la série « Le Poulpe », La Vérité sur les beaux bars (2004) publié avec l’autorisation de Jean-Bernard Pouy, et qui affiche fièrement sur le bandeau de couverture : « quand les fictions d’Alain Declercq sur le 11 septembre 2001 deviennent réalités ». Ici le petit jeu des références fonctionne à plein régime : bible respectée, personnages récurrents, titres en forme de jeux sur les mots inspirés de proverbes, d’expressions, palindromes, calembours, figures de style, de rhétorique9. L’inspiration d’Alain Declercq relèverait-elle du littéraire ? Pourquoi pas dans la mesure où à l’origine des dérèglements formels du monde qu’il propose et provoque avec allégresse il y a une perception, une analyse, un projet. La concrétisation d’un mode d’appréhension du réel qui se joue simultanément dans la mise à distance et l’implication. Le roman d’espionnage depuis l’origine joue sur cette ambigüité, ce double mouvement entre la fiction et l’histoire, la narration et le documentaire. On ne compte plus les agents secrets putatifs qui depuis la fin du XIXe siècle se consacrent à l’explication littéraire du monde sur le mode du dévoilement des rouages, de la dissection des complots, manoeuvres, coups tordus, affaires plus ou moins ténébreuses, qui expliqueraient et rendraient compte des conflits internationaux. Citons pour le plaisir : Jean Bruce (Hubert Bonisseur de la Bath OSS117 à partir de 1950 au Fleuve Noir)10, Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse alias Paul Kenny, créateurs de Francis Coplan agent FX - 18, et G.J. Arnaud (rien de commun avec Georges Arnaud, sinon une confusion récurrente qui ajoute un trouble supplémentaire à une bibliographie de plus de quatre cents ouvrages publiés sous 13 pseudonymes) qui avec le cycle du Commander saura subvertir habilement les codes du genre.
Tous, à des degrés divers, jouent avec les mots : Moche coup à Moscou, Cinq gars pour Singapour, Du Lest à l’Est, Métamorphose à Formose (Jean Bruce). Paul Kenny utilisera peu ce genre d’astuces avant que Serge Jacquemard reprenne la série à partir de 1987 : Danger à Tanger pour Coplan, Perfides pyramides pour Coplan. Ils usent et abusent des mentions « authentiques », le plus souvent en bas de page, pour induire un effet de réel. Alain Declercq créera lui aussi en 2005, un agent secret, Mike, dont le parcours est décrit dans une vidéo énigmatique, objet trouvé, témoignage à reconstituer qui se transformera en pièce à conviction, en vérité procédurale, suite à une perquisition réalisée conjointement par la police criminelle et la brigade antiterroriste sur son lieu de travail à Bordeaux. Le soupçon d’intelligence avec une puissance étrangère inscrivait la mise en scène de la paranoïa dans l’authenticité du procès-verbal. La fiction en effet miroir, le complot comme concept idéologique devenant potentiellement la réalité même. (I am) Mike (2005), autoportrait à demi masqué par un reflet lumineux, aura pour objet de tenter de lever définitivement (si cela est possible) l’équivoque et d’assumer pour Alain Declercq « totalement le rôle de Mike ». A défaut de se répéter, l’histoire peut balbutier ou bégayer. Nous continuons à vivre sous l’emprise d’un XIXe siècle qui pour n’être pas forcément stupide s’accomplit encore aujourd’hui dans la réplique 11.Une mésaventure semblable était arrivée à Alexandre Pothey, homme de lettres et graveur, né à Lure dans la Haute-Saône le 27 juin 1820. Il avait su, dès son arrivée à Paris, en 1837, tisser des liens d’amitié de travail avec les bohèmes de la littérature de son temps (Murger, Dumas, Baudelaire, Privat d’Anglemont). Louis Bouilhet et Amédée Rolland avaient vainement tenté de répondre à une commande de Napoléon III (au titre prometteur : «Les Alarmistes»), Alexandre Pothey établit un canevas qui devint La Muette (1883) dont une phrase en forme de leitmotiv est restée dans les mémoires : « la police le sait, mais elle ne peut rien faire ». «La Muette» étant le nom d’une société de conspirateurs, la police enquêta et Pothey fut à deux doigts de se retrouver en prison comme président d’un groupe illégal et secret 12. Étrange pouvoir du canular, aux prolongements insoupçonnés, qui se retrouve y compris et surtout dans l’histoire de l’art contemporain, Les Salons des Incohérents constituant une source toujours vive à cet égard. La plaisanterie peut dérégler l’ordre du monde en confortant l’esprit de conspiration dans son désir autophage. Le dévoilement supposé et l’incessant renouvellement constituent les deux axes de ce mouvement perpétuel. Société secrète, police secrète, espionnage, contre-espionnage... L’interdit et comment le connaître, le violer, s’en emparer, le faire sien. Interdiction de photographier des lieux, des bâtiments... Hidden (Camera obscura) (2008) « a consisté à braver les interdits à l’aide d’un dispositif dont la manipulation pouvait indirectement attiser le soupçon. Alain Declercq a remarqué qu’il était moins dangereux de photographier le Brooklyn Bridge en toute décontraction et avec un appareil en vente dans le commerce ». Technique rudimentaire, archaïque, en opposition symbolique avec les dispositifs de surveillance contemporaine dont l’incessante et suffocante sophistication donne le vertige. Une expérience a contrario, prouvant la puissance du quotidien, du déjà-vu, du déjà connu, de l’habituel, de la banalité. L’appareil de photo, « couleur de muraille » n’attire pas la suspicion. Une expérience artistique en ellemême trouvant sa finalité dans la nécessité du décalage, de la perception d’une réalité autre grâce à la modification de l’outil qui capte l’image. L’artiste expérimentateur s’intéresse obligatoirement à la technique. Il sait, toujours par expérience, qu’un appareil technologique peut rapidement glisser vers l’appareil idéologique. La technique possède son histoire, existe dans l’histoire. Jean-Luc Godard rappelait à son chef opérateur sur le plateau de Détective (1984) que « la caméra Arriflex avec laquelle il travaille en toute bonne conscience a été inventée par les ingénieurs de la Werhmacht au service d’Hitler »13. Pour Alain Declercq aussi un appareil photo peut manifester « une éventuelle mauvaise foi ».
Ainsi, Prise de vue (2010), « photographies d’un texte analysant la singularité du travail photographique d’Alain Declercq. Texte écrit en 2010 par Samuel Bianchini, artiste et chercheur. Image-texte conçue comme une collaboration des deux artistes ».
« Dissimuler, fausser, se cacher ou cacher, enquêter, simuler, maquiller, feindre : autant d’activités au registre d’Alain Declercq. Pourtant ce qui est sûrement central dans son travail reste à la prise de vue. Celle-ci ne doit pas être comprise dans son seul sens habituel, mais bien plus comme une prise de judo, mieux d’aïkido : comment utiliser un rapport de forces renversant celui-ci, réutilisant la force de l’autre pour en jouer, la retourner ou simplement exposée là où elle ne souhaite pas s’afficher ? (...) Pour Alain Declercq, la prise de vue relève d’une triple approche conjuguant dimension symbolique, modes de représentations et modes opératoires :
1- Qu’est-ce qui est représenté à l’image ?
2- Quel moyen est utilisé pour réaliser cette représentation ?
3- Que représente l’opération effectuée par l’artiste pour réaliser cette représentation ? »14.
Hidden, toujours. Durant le vernissage de l’exposition qui portait le même patronyme à la galerie Loevenbruck en 2009, Alain Declercq, le visage maquillé, avec à la main un carton d’invitation portant son nom s’est promené dans les lieux de sa propre exposition tel un visiteur faussement anonyme. Problématique du maquillage, de la connaissance, de la reconnaissance, dudouble. En effet la transformation consistait surtout à se vieillir. Évolution dans le temps pour cette « performance discrète » qui peut se lire comme un écho de Feed back / Pentagon où apparaît Cyrille Poy « ami d’Alain Declercq censé en être le sosie ».
La prise de vue devient dans son essence même un point de vue. Un regard qui refuse l’évidence du monde, sa contemplation, sa constatation pour prendre la mesure pleine et entière de ses contradictions. Le parasitage de situations désormais quotidiennes, parfaitement intégrées peut se faire par le biais d’une performance minimale, par exemple Attention radar (1998) où l’artiste signale aux automobilistes la présence d’un radar par le biais d’un écriteau. Commentaire : « Alain Declercq a toujours été davantage intéressé par l’image que par la performance ne prêtant ici que peu d’importance aux interactions avec les automobilistes durant cette action »15. L’image, au centre du propos. Image qui peut prendre la forme d’une reproduction en résine d’un missile Tomahawk repeint aux couleurs de la compagnie aérienne American Airlines (2003). Une maquette donc, une parodie, un pastiche en volume, un trompe-l’oeil, un leurre, un trompe-regard... Un collage également, la mise en rapport de deux réalités plus ou moins éloignées, pour une image, juste une image, une image juste. Une association d’images n’est pas vertueuse par essence et peut devenir une pure et simple duperie, un leurre : Croix-Rouge (2006), photographie d’un hélicoptère aux couleurs de la Croix-Rouge et lourdement armé. Le gros plan (la prise de vue) constate et dénonce. Démarche parallèle et complémentaire, la transformation d’une Citroën Évasion en voiture de police (Make up 2002). Faux et usage de faux, Faux en écriture (1997), Evidence (2005). Pastiche, parodie, procédés littéraires qui relèvent de la dialectique vérité et mensonge, de cette translation de faits réels, vus, observés, sélectionnés, mémorisés par l’auteur dans une composition plastique radicalement fausse et totalement ouverte sur la mise au jour de nos peurs, de nos fantasmes, de nos inhibitions, de notre conditionnement. Un processus, une dialectique qui se met en scène, s’énonce indissociablement de son propre commentaire. Un texte descriptif, précis et distancié, un peu à la manière des dossiers de presse rédigés par Godard lui-même (plus que jamais présent) sur et autour de ses films. Recueillir, provoquer, penser / classer les actes d’un dossier consacré non à l’air du temps mais aux tensions, convulsions et mutations de la société. Etre en acte(s). Produire des actualités avec une visée artistique et sociologique16. La recension des pièces s’incarne sous forme d’un index. Des procès-verbaux classés par ordre alphabétique. Lettre M comme Money (2003), qui « présente toute sorte de liasses qui, dans la majorité des cas, sont dissimulées dans des planques qui, par là-même, sont dévoilées. Money ne présente pas systématiquement de l’argent appartenant à Alain Declercq »17. La vie, la fiction, le hasard objectif : Plan iode (2007), réalisé avec Jeanne Susplugas, propose un enchaînement de séquences montrant des pharmaciens manipulant des boîtes d’iodure de potassium distribuées en cas d’alerte nucléaire. La Villa Tamaris est un lieu de diffusion répertoriée de ce médicament.
Texte, péritexte avec la reprise du titre de l’autobiographie de Jacques Mesrine l’Instinct de mort inscrite sur une palissade de sapin brut en tirs de balles réelles. L’adaptation du livre a intéressé un temps (en 1979) Jean-Luc Godard. Jean-Paul Belmondo aurait interprété « le rôle de l’acteur désirant jouer Mesrine » dans un film intitulé Frère Jacques18.
Alain Declercq aime la précision, particulièrement en ce qui concerne les armes. Au point de reproduire à l’encre sur papier les planches de la Shooter’s bible (2008), revue internationale publiée annuellement par Beretta et recensant la totalité des armes à feu disponibles dans le commerce. Ce souci du détail se retrouve dans les romans policiers de l’age classique, scandés par des plans, lieux du crime, chambres closes, souterrains, repaires, maisons à cambrioler nuitamment... Le roman d’espionnage traduit également une assez grande rigueur documentaire dans la description des techniques militaires ou de renseignements. Un souci documentaire qui peut confiner à l’absurde avec les panoplies de gadgets et les armes secrètes générées par des savants fous, au service d’organisations qui ambitionnent de dominer le monde ou plus simplement de le détruire. Tuer, éliminer, par et pour la machination, avec une grande fantaisie, un perpétuel renouvellement, un esprit d’invention, une originalité certaine qui se déclinent en particulier chez les « Maîtres de l’effroi » tel Fantômas : couteau, poignard, revolver, fusil… Son prédécesseur Zigomar, héros de Léon Sazie (à partir du mois de décembre 1909) utilise pour son compte la fraise électrique, le « stylographe infernal » (rempli d’acide sulfurique), les « tue-rats de dimensions colossales », le macaroni qui tue... Il n’a, comme Fantômas, « qu’une essence : son masque »19. Usurpation d’identité, déguisements, détournement de visages, de personnalités. Univers effroyable décrypté de façon dérisoire. Les héros, les génies du mal perçoivent l’univers sous la forme d’une vaste cour de récréation 20. Alain Declercq se lance aussi des défis implicites ou explicites. Comment renouveler l’art du portrait ? En dessinant sur le mur d’une ancienne cellule d’une prison suisse où l’on s’est fait enfermer une semaine entière des milliers de petits traits successifs à la manière d’un détenu mesurant chaque jour le temps. Day after day I think of you, my love (2006). En agençant les impacts de balles de 22 long rifle pour mieux décaler des oeuvres d’inspiration « néo pop / narratives » (R.I.P. Myers, Wolfovitz, 2007-2009). La technique, inséparable de la forme et vecteur du sens.
Que faire des images ? De leur flot irrépressible, de leur simultanéité dans le temps et l’espace, du culte contemporain rendu à leur présence immanente, à leur évidence. Chris Marker en 1957 dans Lettre de Sibérie, accolait à une même scène trois commentaires différents qui modifiaient radicalement sa perception et sa compréhension. Alain Declercq pratique une critique interne. État de siège (2000), montage de séquences tournées trois années durant lors de la préparation du défilé militaire du 14 juillet. Plus que de mise en scène il est question ici d’écriture filmique transformant un rituel en récit inquiétant. Récréation / recréation, manipulation, jeu de pouvoir, jeu du pouvoir, jeu de dupes. Ou plutôt enjeu. Dr Mabuse der spieler, Docteur Mabuse le joueur. Dans leroman de Norbert Jacques (1921) tout comme dans la série des films qui suivront (dix au total de 1922 à 1990), l’hypnose joue un grand rôle. L’oeil ! L’oeil du malin, la capacité à exercer son pouvoir sur autrui par personne interposée. Un mal absolu et social. Fritz Lang en donnera trois versions. La dernière en 1960 constitue également son ultime film, une épure cinématographique où Le diabolique Docteur Mabuse exerçant son emprise par l’intermédiaire de caméras de surveillance installées par les services secrets du Troisième Reich dans un hôtel pour piéger les clients. Mabuse, observateur omniscient, prédictif, invisible via les caméras de surveillance. La téléréalité avant l’heure. Voir sans être vu, être vu, le voyeurisme du miroir sans tain démultiplié par la technique. L’oeil comme instrument de pouvoir. Argos panoptés ! Die tausend Augen des Doktor Mabuse. Observer, surveiller, se rendre maître ainsi des corps et des regards dans un hôtel devenu une prison. Étrange prémonition qui se concrétise pour Alain Declercq avec la photographie d’un panneau lumineux avertissant de la présence virtuelle permanente et obsédante des forces de l’ordre aux environs de Santa Fe : Cops everywhere ! (2008) « une forme élémentaire de panopticon ». L’artiste reconstituera un espace carcéral à la salle d’exposition Transpalette de Bourges. Le décor sera utilisé pour le film Escape (2001) reconstituant une évasion en hélicoptère.
En fait, tout serait affaire de décor(s). Ou bien de coulisse, de mise en situations, de mise en place, de mise en scène, d’exposition(s), de surexposition ! Un monde objectivisé compris comme un vaste parc d’attractions tragiques et dérisoires. Très vite et très tôt (en 1996), Alain Declercq s’est représenté en Antihéros (« Autoportrait à deux mains gauches ») posant par là-même du statut de son image dans son propre travail et dans le champ social et politique. Un refus de toute posture héroïque ou d’attitude s’apparentant à l’indifférence polie. Un problème très concret de positionnement, de rapport au monde. Comment se situer existentiellement et spatialement ? Comment définir l’angle de visée, la position du tireur, le point de vue pour investir au mieux le réel de façon critique. Etre au centre et à la périphérie dans le même temps et alternativement. Agir sur le réel pour le décrypter et inversement. La notion de marge peut rendre compte de cette situation inconfortable et productive qui associe l’immersion et la mise à distance. En marge donc, en oubliant jamais que « la marge c’est ce qui fait tenir les pages ensemble »21. Une pratique des lisières, de frontières, barrières… La confrontation dialectique avec les lignes d’horizon, les lignes de force, de rupture, de tension, de fracture, de démarcation 22… Le regard contre l’oeil ! Plus que jamais encore et toujours, Alain Declercq versus Mabuse , pour un art symptomatique et percutant.
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1- Textes extraits de plusieurs dossiers de presse facilement accessibles sur internet.
2- Avec « origine » nous essayons de traduire imparfaitement ce que Taine appelait « la race », concept non pertinent et frappé d’obsolescence qui regroupe ici des déterminations physiologiques, des aspects linguistiques et des réalités nationales. « Les dispositions innées et héréditaires que l’homme apporte avec lui à la lumière et qui sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et dans la structure du corps ».
3- Victor Giraud, Essai sur Taine son oeuvre et son influence d’après des documents inédits, Paris, librairie Hachette, 1902, p. 120
4- Ibid., p. 119.
5- Voir à ce propos : Cahiers pour la Littérature Populaire, numéro 16, hiver 1996.
6- Georges Arnaud, Le Salaire de la peur, Paris, Julliard, 1953, p. 9.
7- Ibid., p. 119.
8- « Qu’on ne cherche pas dans ce livre cette exactitude géographique et qui n’est jamais qu’un leurre : le Guatemala, par exemple, n’existe pas. Je le sais, j’y ai vécu. », Georges Arnaud, op.cit. p. 11.
9- La Vérité sur les beaux bars, Isthme éditions, 2006. Citons quelques titres du poulpe, dont la Bible a été rédigée par Jean-Bernard Pouy, Serge Quadruppani et Patrick Raynal : Allons au fond de l’apathie (Philippe Carrese), l’Antizyklon des atroces (Georges - Jean Arnaud), Saigne-sur-mer (Serge Quadruppani) un jeu de mots sur Seyne-sur-Mer...
10- Mais aussi Claude Rank, Alain Page, M.G. Braun... toujours au Fleuve Noir.
11- Léon Daudet, Le Stupide XIXe siècle, 1922
12- Voir Pierre Mille, Anthologie des humoristes français contemporains, Paris librairie Delagrave, 1920, p. 54.
13- Antoine de Baecque, Godard, Paris, Grasset, p. 641.
14- « Les manifestes collectaient des écrits qui paraissent relever de graves prises de position et qui ne s’avèrent en fait que d’inoffensives énoncés mal interprétés par l’appareil photo, d’éventuelle mauvaise foi. » - Manifestes, 1997, p. 57. Les références concernant les oeuvres d’Alain Declercq sont pour la plupart extraites du catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition de la Villa Tamaris.
15- Ibid. p. 67.
16- « D’ailleurs, si j’ai un rêve, c’est de devenir un jour directeur des actualités françaises. Tous mes films ont constitués des rapports sur la situation du pays, des documents d’actualité, traités d’une façon particulière peut-être, mais en fonction de l’actualité moderne ». Jean-Luc Godard, l’Avant-scène du cinéma n° 70, Mai 1967. Cité dans Godard, op.cit. p. 392.
17- Ibid. p. 11.
18- Antoine de Baecque, op.cit. p. 565. Frère Jacques est également le titre que J.L Godard donne à l’article publié en hommage à Jacques Becker. Cahiers du Cinéma n° 106, Avril 1960 in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, ed. Pierre Belfond, 1968, p. 273.
19- Voir : Robert Bonaccorsi, Les précurseurs de
Fantômas, in. Les Nombreuses vies de Fantômas
(sous la direction d’Etienne Barillier), Lyon, les
Moutons Electriques éditeurs, 2006, pp. 259 à 270
20- La citation est bien connue : « dans le caractère populaire du « surhomme » sont contenus de nombreux éléments théâtraux, extérieurs, un côté « prima donna » plus que surhomme; beaucoup de formalisme « objectif et subjectif », l’ambition puérile d’être le « premier de la classe » mais surtout d’être considéré et proclamé comme tel ». Gramsci, Cahiers de prison (cahiers 14, 15, 16, 17 et 18), Paris, Gallimard, 1990, p. 231.
21- Antoine de Baecque, op.cit. p. 652.
22- Attention radar (1998), Borders (2008), Cops everywhere ! (2008), One way (2003), F.B.I. Headquarters (2005), Instinct de mort (2002), Le Village idéal (noyé) (2001), Mike on the top of the world Trade Center (2001).
Robert Bonaccorsi est écrivain, il dirige le centre d’art
La Villa Tamaris à la Seyne sur Mer.